Simple question de devoir — Kjartan & Inleif

Les pas s'enchaînent dans un sempiternel défilé qui n'a plus rien d'anxiogène. Même lorsque les bottent claquent à la porte de ma cellule. Le petit hublot de barreaux qui laisse entrevoir la personne qui s'approche n'a plus rien de stimulant. Sauf quand il s'agit d'un visage. D'un regard. D'une aura que j'ai appris à reconnaître même sans avoir à tourner la tête. Si je porte ma nature comme un fardeau plus qu'une bénédiction, force est de constater que, dans certaines circonstances, cela m'aide. M'inspire.

Deux coups et le beuglement d'une voix rauque qui m'annonce l'heure de ma promenade du jour. Doucement, je me lève et me tiens face à la porte. Elle s'ouvre sur deux jötnar qu'il m'est impossible de voir autrement que sous la monstrueuse vérité de leur apparence. L'un, grand et maigrelet, est une découverte totale. Le second en revanche, petit bourru à la carrure faisant penser à un troll a régulièrement été de corvée à mes côtés. Il a un aspect perfide et une aura qui l'est tout autant. J'exècre chaque contact qu'il ose avoir envers moi. Il m'enfile les chaînes aux poignets que je lui tends.

Sans trop de cérémonie, ils me conduisent dans les galeries jusqu'à regagner la lumière du jour. Mes yeux se plissent sous le changement de luminosité. Du regard, je tente de voir une tête connue, mais aucune trace de lui. Je me laisse conduire dans les ruelles en me risquant à demander le motif de cette sortie. « Il y a une raison particulière à ce que vous me sortiez, ou simple courtoisie ? » Le petit grogne un rictus. Le grand me toise du coin de l'œil. « On s'contente d'obéir aux ordres. T'as dû être gentille pour obtenir cette faveur sans qu'on ait besoin d'toi pour quoi que ce soit de particulier aujourd'hui », répond le troll.

Cela me soulage. Les habitants de la citadelle ont tôt fait de vouloir me contraindre à user de mes dons. Bien que nous soyons rares, les völur ne sont pourtant pas toutes cachées et/ou dissidentes, mais il est plus aisé d'exiger les services d'une captive ; c'est gratuit, je n'ai rien à leur demander en échange, et cela m'allie fatalement à leurs desseins. J'abhorre l'idée de leur rendre service. Mais ai-je vraiment le choix ? Je préfère garder mon énergie pour tenir tête aux inquisiteurs qui souhaitent obtenir toujours plus d'information sur ma tante et les Valkyries en général.

Plutôt que de profiter du bon air frais et vivifiant d'une fin de matinée paisible, les gardes me conduisent à l'auberge. Aux Larmes de Kvasir. Un établissement qui pourrait être jugé respectable. Mais à mes yeux, toute personne n'ayant pris le bon parti dans l'affrontement silencieux et froid entre jötnar et einherjar est considérée comme ennemie. « Je ne suis pas sûre qu'il y ait assez de couloir pour que ce point d'entrée soit une promenade », fis-je remarquer aux gardes. « L'hydromel de Kjartan est la meilleure prom'nade que tu feras, crois-moi ! » S'exclame la grande perche tout en hélant une serveuse en lui indiquant qu'on s'installait à la table juste devant nous. Ils collent leur séant chacun sur une chaise. Un coup sur la chaîne qui relie mes liens m'ordonne de mettre genou à terre. Je fustige le garde d'un regard noir tout en serrant les dents. « Sois sage, tu veux ? » Un nouveau coup, plus puissant. Leur force est telle qu'un peu plus et il aurait tôt fait de m'arracher les poignets... Alors, je plie l'échine, honteuse et prostrée.

Agenouillée, ruminant au silence d'une expiration profonde et intense de rancœur, je ploie sous la pression physique. Instinct de survie. Qui sait combien de temps me reste-t-il à tenir ? Une épée de Damoclès au-dessus de la tête, l'écoulement du sable maître du temps. J'espère chaque jour que ce sera le dernier passé enchaînée, terrée dans les obscures geôles froides et austères de la citadelle. Retrouver les miens, la nature, la liberté...

Je n'ai rien contre la citadelle. J'en ai après ses habitants. Trop de monde pour moi qui ai vécu isolée toute une vie et plus encore. Trop de visages, trop de sentiments et d'émotions qui me traversent et m'agressent. Le bruit de leurs auras me brûle la rétine jusqu'à m'en infliger des migraines. Le silence de la retraite loin de tout me manque terriblement.

Les yeux rivés sur le sol, je ne vois qu'une paire de bottes usées aux abords de notre tablée. Une voix avenante et ferme. Un charisme mené d'une note faussement consensuelle. Bien qu'il soit aisé d'identifier les huskarlar, le tenancier ne semble pas se démonter et réclame la dissimulation de mes liens. Leur retrait. Cela me fait expirer un rire désabusé. Si seulement... « Ben voyons ! Sans ces liens, cette teigne remplira l'auberge de poils et prendra la poudre d'escampette, et ça dans le meilleur des cas ! » Mugit le plus costaud. « Ça pour sûr ! Moi qui croyais que les völur étaient de gracieuses et bienveillantes créatures... Y en a qui morde ! Pas vrai ? » M'interloque le plus grand. Je fronce les yeux en me retenant de demander ma libération pour qu'il voie si je mords vraiment. Car en effet, je me ferais une joie de leur déchiqueter au moins une main chacun !

Mes lèvres se pincent aux paupières closes qui maudissent le tenancier qui pense bien faire. M'acheter un soupçon de liberté en m'enchaînant à des serments que ma nature m'empêcherait de briser ? Riche idée qui va certainement leur procurer un malin plaisir à marchander la moindre de mes requêtes... Même si je vois que le einheri a quelque chose à l'esprit, je ne suis pas confiante quant à la façon dont les huskarlar feront usage de ma faiblesse.

Nous sommes des créatures assez rares pour que les badauds ne sachent manier avec habileté leur langage et obtenir de nous ce qu'ils souhaitent. En revanche, nous, nous apprenons à contourner les vérités et raconter de belles histoires... « Hm, c'est une idée qui nous mettrait tous d'accord. Völva, promets-nous, qu'en enlevant tes liens, tu ne te métamorphoseras pas, et ne chercheras en aucun cas à fuir », déclara le plus dodu en me prenant par le menton pour forcer mon regard à croiser le sien.

Mes dents se serrent un peu plus. Bien que le choix reste dans mon camp, je me prête aux recommandations du tavernier et accepte. « Promis : pas de métamorphose, pas de fuite. » De toute façon, pour aller où ? Je pourrais me dissimuler suffisamment longtemps au clos Varda de ce que j'en ai vu, mais passer le mur qui sépare ce quartier de la ceinture Dogg, c'est une autre paire de manche... Il sourit, satisfait, et me relâche pour que l'autre puisse défaire mes liens. « Vous êtes libres de disposer de ses dons ! Et plus si affinité, mais nous voulons votre meilleur hydromel en retour ! Et son retour dans deux heures maximum », exige le huskarl.

Mes mains relâchées, je me redresse et me tiens face au tavernier robuste en le toisant avec méfiance.

Imperceptiblement, ma mâchoire se serre. Être ainsi négociée est aussi humiliant que d'être à genoux à cette table. De quoi donner l'impression de n'être qu'un objet dont on se débarrasse au gré du plus offrant. Un tel manque de considération pour un être vivant me donne la nausée... Même si mes dons me permettent de sentir la tentative de manipulation du tenancier, ça n'en reste pas moins vomitif.

Sans faire d'histoires, je le suis. Malgré ses bonnes intentions, je me méfie. Quelque chose de malhonnête transparait dans sa façon d'être, et je ne cherche aucunement à masquer mes réserves le concernant.

Nous faisons le tour des lieux jusqu'à un palier desservant les différents étages de l'établissement. Le fait qu'il me mène en bas me fait ciller, mais soit. Je ne sens pas de danger, ni venant de lui, ni des employés. Si piège il y a, ça n'est pas de son fait. Pourtant, ce mauvais pressentiment continue de se coller à sa peau. « Vous faire confiance ? Ne le prenez pas mal, mais j'ai appris à douter des êtres les plus louables, pourtant, me voilà », expliquai-je en levant les mains pour me désigner. La völva ridiculement captive des jötnar. Je secoue la tête en levant les yeux au ciel. « Et je douterai toujours des einherjar qui cautionnent la présence des jötnar sur le trône de ces terres. » Mais je ne m'attarde pas et le suis dans les escaliers. J'en ai tant sur le cœur qu'un rien suffirait à me faire vriller.

Ma promesse ne tenait qu'à ma sédentarité et ma forme humaine. De toute façon, je n'ai aucune envie d'être retrouvée nue au milieu de cette auberge. Un léger désagrément de ma forme völva qui, dehors, ne me posait aucun problème. C'est cette citadelle et ses résidents qui m'engagent à une pudeur et une réserve qui me contraignent à brider autant mes pouvoirs que mes pensées. Je ne veux pas être sondée comme je sonde les autres. Je ne veux pas leur donner la moindre chance de gagner des armes contre moi. « Où se trouve votre cliente ? Celle qui est souffrante. » Qu'on aille droit au but.

Le mensonge. Je soupire plus bruyamment que souhaité. Exaspéré par cette facilité déconcertante avec laquelle les êtres de ce monde mentent. Quel manque de décence... Surtout face à une völva. Je devrais m'outrer pour cet irrespect d'oser mentir à une créature divine. Mais en vérité, je pestais intérieurement, car en faisant cela, il me narguait purement et simplement. « Je n'apprécie guère qu'on se joue de moi, tavernier », ne puis-je m'empêcher de souligner.

Ceci étant dit, ça ne m'empêcha pas de prendre place à ses côtés pour grignoter quelques denrées disposées sur la table. Sans grosse gloutonnerie. Je sais me tenir et, surtout, je ne voulais pas ingurgiter trop de nourriture d'un coup, d'un seul. La sensation de faim, derrière, ne serait que d'autant plus saisissante.

Entre deux bouchées, sans pour autant attendre la fin de ma mastication, je m'interrogeai sur les intentions de l'einheri. « C'est la pitié ou la mauvaise conscience qui vous a inspiré ce tour de passe-passe ? » Quelqu'un qui se mouille pour une autre personne à la Citadelle, ça m'étonne. Me choque. La considération d'autrui n'est pas monnaie commune entre ces remparts.

En comparaison à cette vie derrière les barreaux, l'exil dans le monde des mortels me manque. Je ne m'y suis jamais sentie très à l'aise, mais aujourd'hui, il me paraît valoir bien plus que les geôles de la Citadelle... À bout de forces alors que ce n'est que le début. Qu'il me faudra peut-être attendre des années, des décennies, des siècles avant que ma tante ne puisse remarcher sur les pavés de cette cité et me sortir de là. Je n'accepterai pas qu'elle se rende pour me libérer. Elle représente beaucoup trop. Le symbole d'une cause qui va au-delà de ma simple vie... Quand bien même ma nature fasse de moi un être à part, je ne serai jamais aussi essentielle que la cheffe des Valkyries. Son visage, sa voix, son nom, son passé, ce sont tous ces éléments réunis qui nous insufflent la force de poursuivre nos ambitions...

La fin justifie les moyens. En mensonges comme en actes délétères. Peu importe ce qui se passe, pourvu que mes actes servent les intérêts de ma cause. Des einherjar. Ce temps passé à l'ombre me fait pencher vers cette balance qui n'a plus une once d'équilibre. C'est mauvais, très mauvais... Une rage qui, tapie dans l'obscurité, ne demande qu'à jaillir et à mener mes ennemis à la mort. Seul et épineux problème, la tête de mon ennemi, c'est un régent. Le prince Surtsson en personne. Autant dire qu'il ne sera pas aisé, pour une völva, d'en venir à bout. Sauf si sa patience peut être mise à l'épreuve. Je l'éprouve dangereusement d'ailleurs, et ça ne semble pas marcher.

Ce tavernier prône des conseils sans en avoir l'air. Il me paraît plus avisé qu'à ma première impression. « Inleif, lui dis-je sans le regarder, continuant à manger. Et vous ? » Échange de politesse, une confiance qui se tisse pas à pas, mais qui ne s'offre pas mon calme pour autant. Encore méfiante, aux aguets, attendant de voir où se trouve le piège.

La méfiance dont je fais preuve envers les gens de la citadelle n'est pas venue de nulle part. J'ai été élevée loin de toute civilisation. Dans un manoir où seuls quelques domestiques triés sur le volet formaient mon quotidien. À peine des gens à qui parler. La plupart étant des humains envoûtés par mon géniteur... La confiance ne règne en rien dans ce genre de situation. Encore moins face aux inconnus. Le reste de mes années ayant été passées avec les Valkyries, je n'ai pas eu une très belle description de la citadelle de nos jours. Seulement les souvenirs de ce que ça a pu être à l'époque où les einherjar tenaient la barre.

Aujourd'hui, c'est différent, me disais-je. Parce que les gens au pouvoir ne sont pas dignes de confiance. Des jötnar... bêtes sauvages et sanguinaires qui se croient trop parfaits alors qu'il ne s'agit que d'un masque qu'ils portent. Leur vraie nature, je la vois à chaque visage que je croise.

Parmi ces immondices, je pensais qu'il n'y avait que des couards et des traîtres à la cause. Mais je commençais à croire qu'un entre-deux pouvait exister. Certains, comme ce tavernier, semblaient être là depuis le début, et de continuer à tirer leur épingle du jeu sans s'exposer. Sa ruse fonctionnait après tout ! Je n'étais plus enchaînée, plus sous la surveillance des gardes, et je dégustais un bon repas. La présomption de Kjartan me décrocha un sourire. « Le meilleur ? Qu'a-t-il de différent des autres pour que vous puissiez l'affirmer avec tant d'aplomb ? » Je le regarde avec curiosité et incrédulité. C'est vrai, y a-t-il un barème qui officialise ce genre de déclarations ? Auquel cas, il faudrait convoquer un jury, car chez les Valkyries, on a aussi de bonnes cuvées !